Si l’enquête provoquée par les lanceurs d’alerte au sein de l’institution se poursuit, une précédente investigation consultée par Jeune Afrique avait déjà relevé plusieurs anomalies notamment dans les procédures de recrutement.
C’est une affaire dont Akinwumi Adesina se serait volontiers passé. Candidat à sa propre succession pour un nouveau de mandat de cinq ans à la tête de la Banque africaine de développement (BAD), il voit sa gestion questionnée par une partie de ses salariés. Ceux-ci ont déposé une plainte contre lui devant le Bureau de l’intégrité et de la lutte contre la corruption (PIAC) le 19 janvier dernier, mais plusieurs semaines se sont écoulés avant que ce dossier embarrassant ne devienne public.
La charge est sévère. Directement mis en cause, Akinwumi Adesina a dénoncé une « tentative de diffamation ». « Ces allégations n’ont aucun fondement, a-t-il lancé le 10 avril à ses équipes lors d’une visio-conférence. Lorsqu’on leur a demandé des preuves, les dénonciateurs ont répondu qu’ils n’en avaient aucune. Ils veulent juste la tête d’Adesina ! »
Des « anomalies » relevées dans un rapport d’audit
Le problème, c’est que ces accusations ont beau être jugées « fallacieuses » par l’intéressé, elles sont en partie mentionnées dans un rapport d’audit interne que Jeune Afrique a pu consulter. Daté de novembre 2019, le document est antérieur au dépôt de la plainte devant le PIAC. Supervisé par l’auditeur général Chukwuma Okonkwo, il passe en revue la gestion du personnel de la BAD entre 2017 et 2018. Il évoque plusieurs recrutements qui, comme le prétendent les salariés qui se sont constitués en lanceurs d’alerte, n’auraient pas respectés les procédures habituelles et sur lesquels pèseraient donc des soupçons de conflits d’intérêts.
UN MÊME MANAGER AURAIT ÉTÉ AUGMENTÉ À DEUX REPRISES EN L’ESPACE D’UN MOIS
Plusieurs « anomalies » ont retenu l’attention des auditeurs, à commencer par le cas de ce manager qui a connu une ascension fulgurante. Le rapport d’audit ne dévoile pas son identité, mais il serait, selon les lanceurs d’alerte, le beau-frère d’Akinwumi Adesina. L’homme a été recruté en mai 2017, soit tout juste deux ans après que le Nigérian a été élu à la tête de la BAD. Il a été fait conseiller du vice-président chargé de l’Agriculture, puis promu directeur seulement sept mois plus tard, et ce alors que son prédécesseur était encore en poste.
Dans leur rapport, les auditeurs rappellent que les employés de la BAD doivent, en théorie, avoir occupé un poste au moins vingt-quatre mois avant d’être éligibles à toute promotion. Ils font aussi remarquer que cette nomination a eu pour conséquence de faire payer à la BAD deux salaires conséquents pour le même poste. À les en croire, ce même manager a également été augmenté à deux reprises en l’espace d’un mois. Les auteurs du rapport en profitent pour rappeler qu’à la BAD, tous les recrutements hors procédure doivent être « justifiés et documentés sans exception » afin « d’éviter de créer un sentiment d’abus de pouvoir et de manque de transparence ».
Dépassements des autorisations de signature et contrats de gré à gré
Les auditeurs s’attardent aussi sur deux contrats de gré à gré passés avec une entreprise kényane dénommée Career Connections et concernant la gestion des ressources humaines. Plusieurs anomalies sont encore une fois relevées : le fait d’abord que leur montant total s’élève à 2,1 millions de dollars alors que la limite d’autorisation de signature du manager qui a approuvé le contrat initial (en décembre 2016) et son extension (en juin et juillet 2017) était de 135 000 dollars. Le rapport d’audit affirme également que cette l’extension du contrat n’a pas respecté les procédures internes de la BAD et qu’elle a été faite contre l’avis du comité des marchés de la banque.
Si l’on en croit les lanceurs d’alerte, Career Connections a par ailleurs été recrutée par David Ssegawa, alors directeur des ressources humaines, alors même qu’il aurait à l’époque fait partie des actionnaires de l’entreprise kényane.
Ces irrégularités avaient été dénoncées en interne par Moussa Dosso, alors administrateur de la Côte d’Ivoire. « Si le président de la banque peut passer aisément outre les décisions [du comité des marchés] concernant des contrats aussi importants, c’est grave pour notre institution », avait-il écrit dans un mémo transmis aux administrateurs le 11 mai 2018 et consulté par Jeune Afrique. C’est à la suite de son signalement qu’un audit avait été diligenté.
Mais l’affaire ne s’arrête pas là : les auditeurs soupçonnent aussi Career Connections de ne pas avoir effectué l’ensemble des tâches qui lui avaient été confiées et ils évoquent un possible conflit d’intérêts dans le recrutement d’un consultant, qui s’est vu octroyer trois contrats successifs pour un salaire à chaque fois supérieur à celui prévu par les grilles internes. Selon les auditeurs qui ont demandé l’ouverture d’une enquête, il s’agit là d’un traitement de faveur « injustifié » pour un consultant qui a été recruté sans passer par le processus de sélection alors qu’il était employé par Career Connections.
Un assouplissement des règles pour « plus d’efficacité » ?
Les auditeurs de la BAD jugent donc les règles mises en place au sein de l’institution pour encadrer le recrutement « inefficaces, inappropriées et insuffisantes ». Ils évoquent un manque de « transparence » et estiment que le président de la BAD a pu donner l’impression d’outrepasser ses prérogatives.
Selon eux, Adesina aurait décidé en mars 2017 d’assouplir les règles de recrutement, officiellement afin de « favoriser l’efficacité et la transparence ». Mais ils s’étonnent que cette dérogation ait été mise en place alors que le Département du conseil juridique général et des services juridiques (PGCL) avait émis un avis négatif. Selon nos informations, un groupe d’experts du département des ressources humaines a tenté d’alerter Adesina sur cette situation dans une pétition transmise en 2017.
Dans leur plainte, les lanceurs d’alerte dénoncent eux aussi l’intrusion d’Akinwumi Adesina dans le processus de recrutement. Ils l’accusent notamment « d’avoir annulé les présélections [de candidats] établies par des jurys de recrutement indépendants ». « Cette implication personnelle dans le processus de recrutement peut expliquer les longs délais de recrutement pour ces postes et le roulement des directeurs des ressources humaines de la banque, estiment-ils dans le document transmis au conseil des gouverneurs de la BAD. C’est une source de gaspillage de ressources et de perte d’efficacité. »
Contacté par Jeune Afrique, la direction de la BAD n’a pas souhaité réagir. Mais l’entourage d’Adesina estime qu’il est le mieux placé pour déterminer quel candidat est le plus apte à intégrer la banque, et que recruter quelqu’un sans passer par le processus classique fait partie de ses attributions. « Les présidents ont toujours usé de leur pouvoir discrétionnaire. La question est de savoir si Adesina est allé plus loin que les autres », estime un ancien cadre de la banque.
Plus de 1 million de dollars de dépenses de contentieux
Ces anomalies et le mécontentement qu’elles ont généré auraient entraîné une augmentation des dépenses de contentieux : 1,4 million de dollars pour la seule année 2018 quand 1,19 million de dollars leur avait été consacré entre 2015 et 2017. Dans un jugement du 26 janvier 2018, le tribunal administratif de la BAD alertait déjà sur « la nécessité pour tous les responsables et employés de la banque de suivre les règles ». « Il revient au président, en tant que chef de la banque, de montrer l’exemple », ajoutait-il.
Tous ces griefs sont désormais entre les mains du conseil des gouverneurs de la BAD. Ils doivent décider si une nouvelle enquête indépendante doit être diligentée. L’avenir d’Adesina à la tête de la banque est en jeu.
Initialement prévue à la fin du mois de mai, l’élection du président de la BAD se tiendra finalement entre le 25 au 27 août. Adesina est l’unique candidat. Mais alors que le scrutin se fait traditionnellement par acclamation, plusieurs gouverneurs envisagent, selon nos informations, de demander un vote. Le Nigérian devra alors obtenir une double majorité des actionnaires africains et non africains en cinq tours au maximum sous peine de devoir céder son poste à une direction intérimaire.