Jumia : le leader du e-commerce tombé en disgrâce

Un an après ses débuts à la Bourse de New York, la start-up de e-commerce Jumia a fermé ses portes dans trois pays africains, n’arrive pas à faire des bénéfices et s’est fait jeter par ses propriétaires d’origine, écrit Larry Madowo, ancien rédacteur en chef de BBC Africa Business.

Les deux PDG de Jumia ont annoncé plus tôt ce mois-ci qu’ils réduisaient de 25 % leur salaire pour aider la plateforme à gérer les coûts pendant la pandémie de coronavirus.

En 2019, le duo et le directeur financier de l’entreprise ont gagné un total de 5,3 millions de dollars en salaires et en primes. Mais les pertes de Jumia ont augmenté de 34 % pour atteindre 246 millions de dollars, soit la huitième année consécutive sans profits pour la compagnie.

Mais l’arrêt de l’activité économique s’est révélé être pour Jumia une aubaine, qui s’est traduit par une forte augmentation des achats en ligne. Avant cette récente affluence, la Marketplace africaine avait terminé l’année dernière avec 6,1 millions de consommateurs actifs sur ses sites web, contre 4 millions auparavant.

Fierté africaine

Avec la propagation du virus, Jumia a élargi son offre en matière d’épicerie et de produits sanitaires, a introduit des options de livraison sans contact et a encouragé les paiements par voie électronique ou par mobile money.

Les deux Français qui dirigent Jumia en tant que co-PDG, Jeremy Hodara et Sacha Poignonnec, ont réduit leurs salaires quelques jours seulement avant le premier anniversaire de son introduction en bourse (IPO) sur le New York Stock Exchange (NYSE).

Lors de l’introduction en bourse en avril dernier, Juliet Anammah s’est rendue à la tente de contrôle de sécurité en face de la plus célèbre bourse du monde.

Une autre femme se tenant à proximité avait pris une photo d’une grande bannière drapée sur la façade du bâtiment emblématique portant le logo de Jumia : “la première start-up technologique africaine à être cotée au NYSE”.

“Je travaille à Wall Street depuis 25 ans et je n’y ai jamais vu une bannière africaine”, avait-t-elle déclaré à Mme Annamah, alors PDG de la société au Nigeria.

Un déclin spectaculaire

Jumia est un géant en ligne à trois têtes : un marché avec un milliard de visites annuelles largement dominé par des ”vendeurs actifs”, une branche logistique qui gère les expéditions et les livraisons, et une plateforme de paiement.

Le 12 avril 2019, à 9h30 précises, Mme Anammah a fait sonner la cloche au-dessus de la salle des marchés de la bourse devant ses collègues.

“Il n’y a pas eu de champagne après cela pour célébrer. Nous sommes toujours une start-up”, se souvenait-elle récemment à son bureau de Lagos.Jumia est cotée alors à 14,50 dollars l’action, ce qui valorise la société à 1,1 milliard de dollars.

Quatre jours après son entrée en bourse, l’action avait atteint 49,77 dollars, ce qui avait porté sa valeur à 3,8 milliards de dollars, un record pour une start-up africaine.

Cela n’a pas duré. En quelques semaines, l’action de Jumia a subi une chute spectaculaire, accablée par des allégations de fraude et de pertes dissimulées, des accusations portées par un vendeur à découvert, d’embarrassantes poursuites pour fraude devant les tribunaux de New York et un désastre en termes de relations publiques sur son ”africanité”.

Le cours de l’action a atteint un plancher historique de 2,15 dollars en août dernier et n’a pas bougé depuis.

L’entreprise a quitté successivement trois de ses 14 marchés nationaux – le Rwanda, la Tanzanie et le Cameroun – dans un effort pour renouer avec la rentabilité.

Une année tumultueuse

Une semaine le premier anniversaire de son entrée en bourse, son propriétaire initial, l’investisseur allemand Rocket Internet, a cédé la totalité de ses 11 %, ce qui a encore plus assombri la situation de Jumia.

“La première année de Jumia à la Bourse de New York reflète bien la valeur de la société”, déclare Rebecca Enonchong, une web entrepreneure camerounaise et critique de l’entreprise.

“L’orgueil de l’introduction en bourse a fait place à la réalité d’un mauvais modèle économique. Le cours de l’action, qui oscille sous les 3 dollars, en est le reflet”.

Elle a également commencé à vendre des articles de première nécessité en Afrique du Sud via l’infrastructure de sa filiale de prêt à porter Zando.

L’introduction en bourse de Jumia a été présentée comme un événement majeur pour les startups du continent, mais elle est arrivée à Wall Street au moment où la patience du marché pour les licornes non rentables commençait à s’épuiser.

Le géant américain du e-commerce Amazon, auquel il est souvent comparé, a mis six ans à devenir rentable, mais huit ans après son lancement, Jumia est toujours en difficulté.

”Impossible de travailler”

Cette mauvaise nouvelle a couronné une année tumultueuse pour la société, souvent appelé “l’Amazone de l’Afrique”, parfois avec une note d’ironie.

“Leur entreprise est toujours fondamentalement brisée, ils n’ont aucune issue”, déclare Olumide Olusanya, un des premiers concurrents de Jumia à Lagos.

En 2019, les frais de logistique de Jumia ont été supérieurs de 1,6 million de dollars au bénéfice brut. Cela signifie que Jumia a payé plus pour expédier et livrer aux acheteurs que ce qu’elle a gagné.

Selon le Dr Olusanya, la principale raison pour laquelle la Jumia a été cotée au NYSE était de permettre à ses investisseurs d’avoir de l’argent.

“Ils ont encaissé de l’argent. Après plusieurs années, vous réfléchissez à la manière de leur rendre l’argent. Si j’avais un débouché, je ferais la même chose”, dit-il.

M. Hodara soutient que la société avait besoin de lever des fonds.

“On appelle cela les marchés de capitaux pour une raison”, a-t-il répondu lors d’une interview récente à New York.

“C’était le bon moment et le bon endroit pour faire passer l’entreprise au niveau supérieur, lui apporter plus de visibilité et lui donner accès à un nouvel ensemble d’actionnaires et d’investisseurs”, a-t-il ajouté.

Crise identitaire

L’entrepreneur, qui s’est lancé dans les affaires après avoir quitté son emploi de médecin, pense qu’il flambe trop d’argent trop vite sur un marché à faible marge.

“Il est pratiquement impossible de travailler. Je n’envie pas le type qui dirige l’entreprise”.

La prétention de Jumia à l’Africanité est délicate car son siège est à Berlin, en Allemagne, son équipe de techniciens et Produits à Porto, au Portugal, et sa direction à Dubaï, dans les Émirats arabes unis (EAU).

Les critiques y voient une société occidentale qui exploite l’identité africaine pour en tirer le plus de bénéfice possible et tirer profit du continent.

M. Poignonnec, le co-PDG, a déclenché un tollé lorsqu’il a déclaré dans une interview postérieure à l’entrée en bourse de Jumia sur la chaîne de télévision CNBC que l’équipe d’ingénieurs de la plateforme est basée au Portugal parce que l’Afrique manque de talent.

“La réalité est qu’en Afrique, il n’y a pas assez de développeurs. Nous le savons. Et nous devons y remédier collectivement”, a-t-il déclaré en avril dernier.

Et M. Hodara, répondant aux questions désormais obligatoires concernant la répartition de sa main-d’œuvre, déclare : “nous avons notre équipe technique au Portugal parce que c’est là que nous avons une bonne installation avec des centaines et des centaines de développeurs tous au même endroit, ce qui est très pratique parce que nous sommes sur le même fuseau horaire”.

“Nous sommes l’une des nombreuses entreprises à avoir quelques personnes à Dubaï en raison de la facilité des déplacements. Aucune ville africaine n’est aussi bien reliée au reste de l’Afrique que Dubaï”, ajoute M. Hodara.

Les responsables de la compagnie au niveau des pays (africains) insistent sur le fait que jumia est une entreprise africaine et que la majorité de ses employés sont en fait africains.

“Pour moi, il s’agit de savoir à qui cette entreprise doit servir”, explique Mme Annamah, qui est aujourd’hui présidente de Jumia Nigeria.

“C’est complètement africain, regardez ici, ce sont tous des Africains ici”, dit-elle, en montrant le grand espace de travail ouvert à l’extérieur de son bureau.

Mais la direction au niveau des pays et du groupe plus généralement est principalement composée d’Occidentaux, dont certains étaient complètement nouveaux en Afrique.

“La vérité est que les personnes au sommet ne sont absolument pas africaines, sous quelque forme que ce soit”, admet Akua Nyame-Mensah, ancienne directrice générale de Jumia Classifieds au Ghana et au Nigeria.

“Mais ce n’est pas une mauvaise chose. Il y a beaucoup d’entreprises sur le continent qui font des choses étonnantes et ont un impact, qui ne sont pas dirigées par des Africains”.

Akua Nyame-Mensah est maintenant coach exécutif et conseillère stratégique mais détient toujours les stock-options de Jumia.

Pour M. Hodara, une base allemande était logique car une structure européenne pouvait attirer plus facilement les fonds des investisseurs qu’une structure africaine.

“Ce qui compte, c’est l’endroit où se trouvent nos consommateurs et nos vendeurs”, dit-il.

“Personnellement, je veux que l’entreprise soit là dans 50, 100 ans pour continuer à faire partie de la vie de nos consommateurs et de nos vendeurs au quotidien, pour les faire réussir et gagner plus d’argent. Nous voulons construire une entreprise durable”.

Toutefois, Mme Enonchong ne voit pas d’avenir rentable pour Jumia.

“Leurs véritables fondateurs, c’est-à-dire Rocket Internet, n’en voient pas non plus apparemment, puisqu’ils ont vendu toutes leurs parts”.

Le Dr Olusanya exprime un point de vue similaire, mais il lui attribue le mérite d’avoir marqué l’histoire du paysage Internet africain.

“Ils ont mis l’Afrique sur la carte. Personne n’a jamais pensé que vous pourriez créer une entreprise en cinq ou six ans qui pourrait être cotée au NYSE”, dit-il.